Le vent brassé qui jette la poudre aux yeux
Dans le cadre de mes prestations, je fais de la relecture, correction et aide à l’écriture de mémoires universitaires, entre autres. J’aime beaucoup ces mandats, j’y apprends des choses. J’ai notamment relu et corrigé un mémoire sur le pouvoir de l’informatique dans l’éducation d’enfants autistes qui m’a beaucoup touchée. J’aimerais le publier, il faut que j’en obtienne les autorisations. Généralement, hélas, ces documents appartiennent aux Universités où leurs auteurs obtiennent leur diplôme.
Cependant, je suis sidérée par la forme et le fond de certains de ces mémoires.
La forme, tout d’abord. Les exigences typographiques vont à l’encontre des belles règles de l’édition qui ont, il faut bien le dire, une élégance certaine. Impérativement, ils doivent être édité sous Word, un logiciel «usine à gaz » bourré d’automatismes qui compliquent le travail du rédacteur un tant soit peu autonome.
Mais soit. On ne peut exiger de tout étudiant qu’il soit expert en informatique et formé à l’édition. Donc, je dois me démener avec Word qui est à InDesign ce que Néandertal est à Michel-Ange. Ça gâche mon plaisir, pour tout vous dire.
Le choix de la police est le plus banal: Arial, un point c’est tout. Tant pis. L’interligne est obligatoirement double, il faut s’étaler, pourquoi pas? On dit que c’est pour laisser la place aux annotations des professeurs. Je veux bien, mais ça génère un texte qui file à grande vitesse sur les pages qui se multiplient à l'envi. —Dans l'édition papier, on veille à ne pas consommer plus de longueur qu'il n'en faut pour des raisons budgétaires—. Les marges sont imposées, la typographie de la titraille aussi. Celui ou celle qui en a fixé les normes n’était pas là pour rigoler ni pour faire joli. Je pose la question: le sérieux doit-il obligatoirement être austère ?
Non, non, loin de moi l'idée de bouleverser l’ordre établi, je n’ai pas envie de plaisanter avec l’Université, j’ai trop de respect pour elle. J’ai au fond de mes cellules une profonde révérence pour le Temple du Savoir devant lequel je m’incline. L’Université, c’est le chaudron où mijote la connaissance future. C’est là que les maîtres transmettent leur savoir à leurs disciples dans l’espoir qu’ensuite, ils ouvriront de nouvelles brèches dans les mystères de la conscience. C’est ma conviction.
À lire ces mémoires qui sanctionnent les diplômes des temps modernes, je déchante.
Un ouvrage de ce genre est généralement composé de quatre ou cinq pages titres qui comprennent le titre avec son sous-titre, toujours à rallonge, le nom de l’auteur, l’établissement scolaire ou la faculté avec toutes les références administratives et la table des matières. (Qui s’appelle «sommaire» quand elle est placée au début de l’ouvrage, le saviez-vous?). S’ensuivent sept ou huit pages d’introduction, explicitant ledit titre et détaillant le sujet du mémoire à grand renfort de répétitions. Jusque-là, on n'a encore rien appris.
On est rendu à la page treize quand apparaît le titre: «Introduction». Il faut huit à dix pages pour la développer. En fait, l’auteur reprend les entrées du sommaire et, périphrasant à qui mieux mieux, il explique ce qu’il va expliquer dans son mémoire non sans introduire ici un élément nouveau: pourquoi il a choisi ce sujet. (Tout de même.)
Moi, je piaffe. J’attends le vif du sujet.
Qui arrive au milieu de la page 23, après un gros espace sous le titre: 5 interlignes à la suite, une hérésie dans le monde délicat des typographes professionnels. Eux, ils configurent au milipoil un retrait après le corps de texte.
Le propos est un peu ennuyeux, il y a des préalables, des états de faits, des informations d’ordre général dont je serais bien étonnée qu’ils ne soient pas de notoriété publique. Bref, on plante le décor avec pléthore de sous-titres, paragraphes, tirets, listes à puces et autres glê-glês ludiques. Je crois comprendre que c’est une étape nécessaire, même si, de mon côté, je piaffe toujours.
C’est entre la page 40 et 50, généralement, que ce genre d’ouvrage apporte des éléments intéressants à défaut, souvent, d’être nouveaux. Après la page 60, parfois, on obtient de vraies informations, voire des scoops.
Le sujet est ensuite longuement commenté, détaillé, expliqué, développé, dessiné, schématisé, répété et annoté, et la hiérarchie des titres s’allonge copieusement jusqu’aux niveaux six ou sept.
À l’occasion, un ou deux paragraphes impliquent l’auteur et révèlent son intelligence ou/et son enthousiasme pour le sujet. Ce sont les paragraphes que je préfère. Un peu d’humain dans un exposé technique! Un peu de vivant parmi tant de conformisme!
À la fin, la conclusion conclus sans surprise, on s’en doutait parfois rien qu’à la lecture du titre, et puis on nous inflige la bibliographie, toujours abondante, et les remerciements, toujours chaleureux.
Je lutte contre l’endormissement.
L’un des premiers mémoires que j’ai eus à corriger correspondait à un article un peu élaboré de Wikipedia. L’élève a obtenu une bonne note, bien que ce ne soit pas la note maximum. Pour ma part, j’ai trouvé peu substantiel. J’en ai conclu que le niveau de la Maturité Fédérale suisse n’était pas très exigeant, et j’ai passé au mandat suivant.
C’est un mémoire de master universitaire qui m’a alors édifiée. L’impétrant avait effectué un stage dans un atelier pour adultes handicapés physiques au bénéfice d’une rente d’invalidité de l’État. Au cours de ses discussions avec les employés de cet atelier, il avait constaté — et c’était le thème et la conclusion de son mémoire — que si ces employés étaient moralement volontiers prêts à se réinsérer dans le monde «normal» du travail, ils craignaient de perdre leur rente, synonyme de sécurité financière, pour un salaire devenu aléatoire dans le contexte actuel du marché du travail.
5 lignes, 50 mots, 242 caractères espaces compris pour le dire.
Il étayait sa thèse, bien évidemment, justifiant ses conclusions. Il avait procédé à des sondages précis, récolté des chiffres qu’il exposait, tracé des diagrammes qu’il avait même mis en couleurs.
Ce qui fut étonnant, c’est la suite. Il obtint la note maximum et l’appréciation des jurés dont l’un affirma que «ça faisait longtemps qu’il n’avait pas lu un aussi bon mémoire».
Le succès du mémoire était-il dû au fait que le propos était empreint de bon sens et que c’était écrit dans un français intelligible? Une langue correcte et non politiquement correcte ? Cette façon moderne de s’exprimer avec des ellipses et des artifices de langage qui compliquent ce qui peut être dit simplement, ce mode d’expression qui, par exemple, appelle un chat un « félin de petite taille domestiqué ».
Si la forme avait séduit, le fond aussi: les jurés ont été ébaubis par la conclusion qu’un gros frein au retour dans le monde du travail était la crainte de la perte de la rente invalidité.
Pardon ?
Personne n’y avait pensé ?
Il faut le croire. On réclama un texte éditable, l'étudiant crut comprendre qu’il allait servir à autre chose qu’à être répertorié dans des archives.
D’où la constatation récurrente que de nos jours, le bon sens est perdu quelque part dans les circonvolutions cérébrales exacerbées, dans le gros pot de mayonnaise mentale qui envahit les cerveaux des penseurs modernes.
C’est ma conclusion au présent article de blog. Confirmée par le dernier mandat que je viens d’effectuer. Il s’agit d’une réflexion suite à une situation difficile rencontrée au sein de l’Administration: les problèmes, retards et autres obstacles rencontrés lors d’une fusion de deux départements et les solutions possibles pour y remédier.
Sa conclusion, en substance: il faudrait commencer par le commencement et user de bon sens.
Un peu plus de 80 pages, 2'148 lignes, 27'048 mots, 174'902 caractères espaces compris pour le dire. Ce qui est renversant, c'est que ce soit nécessaire de le dire, et de le dire ainsi pour que ce soit compris par ceux-là à qui c'est adressé. Ça donne la mesure de notre décadence.
À ce stade, je revisite ma conviction concernant l’Université. Force est de constater que dans le chaudron de la connaissance, il ne frémit plus aujourd’hui qu’un brouet clairet et fade. C’est la diète!
Les anciens, publiés dans nos collections, avaient déjà inventé la poudre. Aujourd’hui, on brasse du vent qui jette cette poudre aux yeux.
Bah, j’exagère sûrement, rendant ce billet d’humeur un peu désabusé. Ça doit être la saison d’avant solstice. Je vais éviter de généraliser, il existe aussi des chaudrons dans lesquels mijote une bonne soupe bien nourrissante et quand je la trouve, je vous la sers de grand cœur.
(J'y pense, il serait peut-être drôlement utile d'écrire un mémoire sur ce qu'est le bon sens ?)